Antoine d’Agata : « J’ai toujours été fasciné par le flou » (2024)

Cent jours! C'est le temps que s'apprête à passer Antoine d'Agata auCentre Pompidou. Éternel nomade, le photographe, membre de l'agence Magnum, a posé ses valises, de retour du Béninle 23septembre, au quatrième étage du musée national d'Art moderne.

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Il s'y est installé dans une salle pour travailler sur ses archives et réaliser une forme d'inventaire de ses images. Cet antre, plongédans une demi-obscurité, le public a tout loisir d'y entrer pourle voir préparer un nouveau livre. Le Point s'y est glissé. Rencontre.

Le Point: C'est la première fois que le Centre Pompidou accueille ainsi un artiste en résidence. Qui vous a invité à vous installer au milieu des collections?

Antoine d’Agata: «J’ai toujours été fasciné par leflou» (1)

Antoine d'Agata: C'est Laurent Le Bon qui m'a proposé de venir. Nous avions beaucoup échangé au moment de la pandémie sur mon intention de me poser un peu pour clore un chapitre de ma vie: celui que constituent25années de photographie. Je n'ai jamais vraiment pris le temps de travailler sur mes archives, de mettre en perspective mes différentes séries. J'ai aujourd'hui 62ans. C'est le moment pour moi de montrer la cohérence de mon parcours, de souligner la ligne directrice que je suis depuis mes premiers travaux. Je vais produire256carnets, qui comporteront chacun entre9et10photos et, parfois, un texte. Ces carnets seront exposés sur les étagères encore vides de ce petit studio que m'a construit le cabinet d'architecture SCAU.

Pourquoi ce nombre de 256?

J'aime donner un cadre formel aux projets que je conduis. Dans le chaos qui m'entoure, cela me permet d'ordonner les choses.

Quels événements vont ponctuer votre résidence?

Avec Florian Ebner et Liliana Dragasev, les deux commissaires qui m'accompagnent, nous envisageons des moments de rencontre avec des écrivains. La jauge du lieu étant très réduite, ces échanges auront lieu dans un format très modeste et ne seront accessibles que sur invitation.

À LIRE AUSSI Sophie Calle: vie et mort des photosVous avez commencéla photodans les années 1990. Rien ne semblait vous destiner à ce médium…

Je n'étais pas du tout programmé pour devenir photographe. Je viens d'un milieu très «prolétaire». Mes parents sont issus de l'immigration italienne. Ma famille est originaire, des deux côtés, de Sicile. Du côté de mon père, ce sont des bouchers. Mon père avait repris la boucherie de son père rue d'Endoume [à Marseille, NDLR] et j'y ai moi-même un peu travaillé. Du côté de ma mère, c'étaient plutôt des pêcheurs. Mon grand-père maternel est arrivé en France en chalutier. Il a ensuite travaillé, comme mes oncles, sur la zone industrielle de Fos-sur-Mer.

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Vous êtes né à Marseille. Que vouliez-vous faire quand vous étiez enfant?

Jusqu'à 14ans, je voulais devenir curé! J'allais au catéchisme, chaque semaine, à la paroisse Sainte-Anne. J'aimais beaucoup discuter avec le prêtre. Je souhaitais aller à la rencontre des laissés-pour-compte de la société non pas pour prêcher la bonne parole, mais, au contraire, pour les écouter. J'ai le sentiment, rétrospectivement, que je suis resté fidèle à cette idée: c'est ce que je fais avec mes photos.

Vous avez quitté l'école très tôt.

J'ai arrêté le lycée en première. En rupture avec ma famille, j'ai quitté le domicile de mes parents à 17ans. Je m'étais découvert anarchiste et avais besoin de vivre en liberté. J'ai traîné pendant plusieurs années dans la rue. J'y dormais, vivant de petits boulots précaires. Je fréquentais alors un groupe situationniste qui s'appelait «les fossoyeurs du vieuxmonde». J'ai été très influencé par leur philosophie de vie.

Comment la résumer?

Ils avaient un discours très politique, envisageaient de vivre aux côtés des plus démunis pour comprendre leur manière de voir les choses. C'est ce que j'ai fait avec un côté punk assumé. Je suis parti en Angleterre au début des années1980et y aivécu deux ans dans des squats. À l'époque, je n'envisageais pas du tout de faire des images.

À LIRE AUSSI Andres Serrano, l'Amérique à cœur ouvertQuel a été le déclic, l'événementqui vous a conduit à vous mettre àla photo?

Je suis partiau Salvador et au Nicaragua en1986et y suis retourné l'année suivante avec deux amis [le photoreporter Raphaël Chirchiettiet l'écrivain Bruno Le Dantec, NDLR]. Raphaël, malade du sida, effectuait là son dernier voyage. Il ne cessait de faire des photos, de manière compulsive. Cela m'a intrigué. Je lui ai demandé pourquoi il faisait tant d'images. Il m'a dit que c'était pour «se sentir vivant». J'ai fait mes premières photos à ce moment-là.

Ces pays étaient alors en pleine guerre civile. Faire des photos dans ces conditions était-il dangereux?

Cela m'a conduit en prison. J'ai été arrêté par les autorités du Salvador car je n'avais pas les autorisations pour me déplacer en zone de guerre. J'ai passé six mois derrière les barreaux. Une détention cool puisque mes geôliers me faisaient sortir tous les soirs pour boire un coup avec eux. Ils me remettaient en cellule au petit matin, bourré.

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C'est à New York que vous vous êtes formé à la photo. Comment avez-vous intégré l'International Center of Photography (ICP) de Cornell Capa?

Après l'Amérique centrale, j'ai vécu à New York. Je travaillais avec des Mexicains dans des restaurants, pendant la journée; le soir dans des bars. C'est la photographe Joan Liftin qui m'a proposé de rejoindre l'ICP. Je n'avais aucune connaissance technique en la matière et je ne saurais dire sur quels critères elle m'a sélectionné. C'est à l'ICP que j'ai tout appris, pendant les neuf mois de la formation: la lumière, les tirages, les développements auprès de grands maîtres.

Parmi vos enseignants figuraient Larry Clark et Nan Goldin. Que vous ont-ils apporté?

Le premier avait un univers qui me fascinait. La seconde m'a «coaché» en m'évitant de me perdre dans des projets fumeux. Elle m'a poussé à retourner au Mexique, que je connaissais bien, pour photographier, dans des bars interlopes de la frontière nord, des transsexuels. Cette série lui a beaucoup plu.

Combien d'apprentis photographes comptait votre promotion?

Nous étions une douzaine. Il y avait là des gensvenus du monde entier. J'ai sympathisé avec deux Norvégiens, Helge Hummelvoll, qui est mort quelques années plus tard, à 29ans, au Soudan [Il a été abattu pendant un reportage, NDLR], et Morten Andersen.

À LIRE AUSSI Laura Poitras: Nan Goldin, les opioïdes et moiVous avez bien failli toutarrêter en 1994. Que s'est-il passé alors?

Après avoir beaucoup travaillé à New York [notamment sur une série d'autoportraits et un travail sur un gang d'anciens Black Panthers, NDLR], je suis revenu à Marseille en 1993. La fille avec qui je sortais était enceinte. J'ai arrêté de faire des photos pendant trois ans. Je suis devenu père. Mes deux premières filles sont nées entre1994 et1995. Jeme suis réconcilié avec mes parents à l'occasion de ces naissances. Je faisais des chantiers le jour, travaillais dans un bar la nuit. À part un court voyage en1995au Chiapas, je n'ai vraiment repris la photo qu'en 1997, le jour où Morten Andersen est venu me voir et m'a convaincu de me plonger dans mes planches-contacts. En une nuit, nous en avons extrait150images. Cette sélection faite, Morten est reparti à Oslo avec mes négatifs. Quelques semaines plus tard, je recevais de magnifiques tirages de sa part.

Cesont ces clichés qui figurent dans le livre Mala Noche, qui vous a fait connaître!

Oui. Mais Morten a fait plus encore. Il m'a poussé à repartir sur les routes. Ce que j'ai fait en allant à Port-au-Prince, Soweto et Hongkong grâce à un ami qui avait une agence de voyages et m'a offert des billets d'avion. Ce livre a marqué un nouveau départ. Dans la foulée, j'ai eu des commandes de journaux (notamment Libération). Après mes deux premières expositions, je suis allé àHambourg, où j'ai commencé une nouvelle série.

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Vos pas vous ont conduit dans les bas-fonds de cette ville portuaire. Que trouvez-vous auprès des prostituées et des toxicomanes que vous y fréquentez?

La vie. La liberté. Une manière de ressentir les choses avec une intensité extraordinaire.

Quitte à vous brûler les ailes?

Peut-être, mais lorsqu'on se lance dans une quête, on se doit d'y aller à fond.

Vous représentez crûment la réalité qui vous entoure. Et vous vous montrez, vous-même, dans vos images. Pourquoi?

Pendant longtemps, je n'ai pas voulu apparaître sur les photos. Je me cachais dès que quelqu'un sortait un appareil. Je vivais de la manière la plus intense possible. Mais je ne souhaitais pas forcémenten garder de trace.Je me rappelle avoir dit à une amie, à 16ans, que mon œuvre, c'était ma vie. Cela me suffisait. Pendant vingt ans, je n'ai pas fait d'image. Morten a commencé à me prendre en photo à New York. J'ai intégré quelques-unes de ses images à mon travail parce que jeme suis alors rendu compte que je ne pouvais pas seulement être un observateur du monde mais que je devais aussi en être un acteur.

Vous dites souvent que vos photos relèvent moins du regard que vous portez sur les choses que de l'action que vous entendez avoir sur leur cours. Que voulez-vous dire par là?

Tout le monde peut faire de beaux clichés. Les appareils sont tellement sophistiqués aujourd'hui que c'est à la portée du premier venu. Ce qui fait le photographe, c'est le point de vue. Le mien est engagé. Je veux pousser le spectateur à regarder des choses parfois inconfortables, l'encourager à prendre conscience de l'extraordinaire violence sociale, économique et politique de notre monde. C'est la raison profonde pour laquelle je fais des photos.

Vous avez perdu l'usage de votre œil gauche à vingt ans. Dans quelles circonstances?

J'ai reçu une grenade lacrymogène dans l'œil. C'était le 19mars 1981. Je participais à une manifestation. J'étais, je le reconnais aujourd'hui, assez radical. J'avais apporté une caisse de cocktails Molotov que je distribuais autour de moi. La police m'a visé à trois reprises: une fois dans le dos, une autre dans la hanche, une dernière à la tête. J'ai eu les os du visage fracturés et ai passé un mois à l'hôpital. Cela m'a fait perdre la perceptionde la profondeur. Et j'ai, depuis cette date, un voile noir sur l'œil gauche.

Ce handicap a-t-il modifiévotre manière de concevoir vos images?

Peut-être. Certains ont laissé entendre que c'était là l'origine de mon style «baconien» [Le tremblé de sesphotos est souvent comparé à la peinture de Francis Bacon, NDLR].Mais, à dire vrai, j'ai toujours été fasciné par leflou.

Votre univers est souvent qualifié de sulfureux: le sexe et la drogue y occupent une place importance. Qu'est-ce qui vous attire dans le stupre?

Le sexe et la droguene sont pas au centre de mon travail. Je sais que cela peut étonner, mais c'est seulement un moyen d'entrer en communication avec des franges particulières de la société.

Notamment des prostituées… Que répondez-vous aux gens qui vous reprochent d'exploiter leur vulnérabilité?

Je ne ressens pas le besoin de me justifier. J'ai vécu de grandes histoires d'amour avec ces femmes. Je n'ai pas été leur client. Il n'y avait pas de relationfinancière entre nous, nos rapports n'étaient pas tarifés. J'ai eu une longue histoire avec une actrice porno japonaise. J'en ai tiré un film: Aka Ana (2008). J'ai aimé une prostituée cambodgienne. Notre relation a duré jusqu'à sa mort du sida. Dans un film et un livre, intitulés tous deuxAtlas, et sortis en 2014, je donne la parole à une vingtaine de ces femmes. Je ne profite pas d'elles. Je décris leur quotidien, je témoigne de leur condition.L'obscénité n'est pas dans la représentation crue de leur réalité, mais dans l'hypocrisie de notre société à leur égard.

À DécouvrirAntoine d’Agata: «J’ai toujours été fasciné par leflou» (5)Le Kangourou du jourRépondreVous vous êtes engagé dans de nombreux projets humanitaires. Quels sont-ils?

J'anime depuis vingt ans des ateliers photo gratuits au Cambodge, en marge d'un festival que j'ai créé là-bas. J'ai aussi créé un lieu d'hébergement pour des enfants à la rue. Nous avons mis à l'abri150d'entre eux.Deux d'entre eux sont d'ailleurs, par la suite, devenus administrateurs du festival photo. J'avais, jusqu'à récemment, d'autres engagements à Marseille et à Avignon, mais j'ai déménagé à Paris il y a deux ans et je me concentre sur mes activités à Angkor.

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